En bruit de fonds, les voix se mêlent et les verres s’entrechoquent dans ce café kabyle de Paris. Une télévision braille dans un coin des extraits de matches football et des informations venues d’Algérie. Koceïla, le serveur, s’affaire à porter ses plateaux. Nous prenons place sur deux banquettes presques masquées par des plantes vertes. Devant nous se tient Malika Domrane, chapeau de cow-boy sur sa chevelure blonde. L’entretien commence. Les yeux demi-clos, comme par pudeur, comme pour s’extirper de cet environnement qui rappelle trop son exil, la chanteuse-militante parle. Replongeant dans ses racines, son enfance kabyle. Revivant les heures sombres des années 1970-80, lorsque chanter en kabyle était considéré par l’Etat policier comme un crime. Exprimant son désarroi face aux meurtres de Matoub et des autres, artistes, intellectuels ou jeunes manifestants de 2001. Si, face aux difficultés de la cause et aux petitesses de certains, Malika Domrane semble parfois triste ou abattue, elle n’en reste pas moins foncièrement une combattante. Depuis toujours, kabylité et droits des femmes sont ses moteurs. Portrait d’une femme libre.
Comme Mouloud Feraoun, Malika est née à Tizi Hibel, un village si haut que l’on pourrait presque y toucher les cieux. Adolescente, elle chante en kabyle dans la chorale du lycée « Fatma N’Soumer » : la chorale du « Djurjdura », qui obtiendra de nombreux prix. Plus qu’une simple chanteuse, Malika est déjà l’âme de la chorale. C’est souvent elle qui sélectionne les thèmes et écrit les paroles, parfois durant les cours d’arabe qui ne l’intéresse pas du tout. A ce sujet Malika écrira même un petit poème « Ta ?rabt ur t b ?i ? ara », ce qui signifie littéralement « la [langue] arabe je n’en veux pas ». Elle se distingue au Festival panafricain d’Alger en 1969 et compose, à quinze ans, le premier titre qui va la faire connaître, Tirga Temzi (Rêves d’adolescence). Très tôt sensibilisé au courant culturaliste "berbériste", elle fait la connaissance de la célèbre diva Taos Amrouche de passage pour enterrer sa mère et elle entretient une correspondance assidue avec l’Académie Berbère de Paris et l’écrivain-anthropologue Mouloud Mammeri qui n’hésitera pas à envoyer vers elle les chercheurs français, anglais et japonais enquêtant sur la Kabylie.
Lorsque le colonel-Président Boumediene, l’homme qui a généralisé l’arabisation en Algérie, visite la Kabylie, elle refuse de participer à la mise en scène de sa tournée. Cette visite avait une grande force symbolique. Elle devait montrer un « Raïs » triomphant en plein cœur de l’irréductible Kabylie. Ainsi une mise en scène avait été mise en place pour représenter le dictateur Boumediene comme une sorte de « Père bien-aimé de la nation », adulé par « son » peuple, y compris les Kabyles. Moment-clef de sa visite à Tizi-Ouzou, Malika Domrane, en tant que conductrice de la célèbre chorale locale, devait offrir au Président un burnous blanc, vêtement kabyle typique. Ce geste symbolisait de façon assez évident la soumission et l’allégeance du peuple kabyle au régime d’Alger. Bien que pressée de s’accomplir de la tâche par tous les officiels de la région, Malika refusa catégoriquement de remettre le fameux « burnous blanc » au colonel-Président. A sa place, c’est un ex-moudjahid kabyle qui s’en chargea, troquant ainsi son honneur contre quelques faveurs. Elle ajoute « Même chez nous, nous ne sommes pas chez nous » pour expliquer son refus.
« Tsuha » un texte aux multiples facettes.
Suite à ses premiers succès avec la chorale du Djurjdura, elle est repérée dans les années 1970 par un producteur parisien. L’objectif de ce producteur est assez novateur pour l’époque : cibler les jeunes Kabyles, et créer de toute pièce un duo : Sofiane, "beau garçon" apprécié des adolescentes kabyles et Malika Domrane.
Malika nous indique que « cette période s’est révélée particulièrement novatrice pour la musique kabyle avec l’abandon du ‘quart de temps’ oriental pour l’adoption du rythme ‘4/4’ occidental ». Ce mouvement sera popularisé par des groupes et chanteurs tels que les Syphax, les Abranis, Idir, Djamal Allam...
Le premier album du duo, sorti en 1979, est un succès immédiat, grâce entre autre au tube Tsuha (mugr ? Bubret i bubed taculet) écrit et interprété par Malika Domrane, Sofiane étant relégué au rang de choriste. Pourtant, sur l’album, seul le portait et le nom de Sofiane apparaissent. Les textes de cet album révèlent déjà toute la finesse et la subtilité de Malika. Par exemple Tsuha est une merveille de texte aux multiples sens. Cette chanson peut être comprise comme une simple sauteuse, une comptine pour enfants entraînante et gaie, comme en chantent toutes les mamans à leurs bébés en Kabylie. Mais en réalité elle recèle bien des sens cachés. Ainsi dans la chanson elle cite « Bubret », pronociation kabylisée du colonel Beauprêtre qui a saccagé la Kabylie lors de la colonisation des années 1850-60. Au-delà du personnage historique, Bubret est devenu en Kabylie une sorte d’équivalent du Père Fouettard, utilisé pour faire peur aux enfants qui ne sont pas sages. Cette autre lecture fait donc apparaitre cette chanson comme un hymne à la lutte contre la colonisation. Mais il existe encore un troisième sens caché dans cette chanson. Dans le contexte de l’époque, quand elle chante « Mugragh Bubrit -j’ai croisé Boubrit / anda tudid a Bubret ? - » c’est évidemment du Colonel Boumediène qu’elle parle. Et elle ajoute « Hader atu Tirrugza ». « Tirrugza » c’est la valeur masculine par excellence, une sorte de courage viril. Avec cette troisième lecture, ce que l’on découvre c’est une critique de l’accueil qui a été fait à Boumediene par certains Kabyles, sans Nif (dignité) et sans Tirrugza (virilité).
Ce duo restera cependant sans lendemain, car les personnalités de Sofiane, jeune « beur » adepte des boîtes de nuit et Malika, militante engagée, sont trop éloignées.
L’hôpital psychiatrique de Tizi-ouzou.
C’est durant les 8 années qu’elle a passées à l’hôpital psychiatrique de Tizi-Ouzou en tant qu’infirmière, auprès des femmes internées, que Malika Domrane a vraiment saisi l’âme Kabyle. Elle a été directement confrontée aux non-dits et à la souffrance des femmes : comme l’inceste, l’adultère (évoqués dans la chanson « Ajedjig »), la stérilité, le manque de tendresse, le machisme de la société Kabyle. « Elles m’ont donné énormément. Elles me racontaient tout. Tout ce qu’on cache, elles, elles me le livraient, sans gêne. Elles m’ont beaucoup inspirée dans le choix des thèmes de mes chansons, m’ont appris des poèmes avec lesquels j’ai fait un recueil que j’espère faire publier un jour. Grâce à elles, je me suis imprégnée de culture berbère. Pour les faire dormir, je n’avais besoin d’aucun somnifère. Je chantais et elles, elles dansaient, entraient en transe, puis sombraient dans un sommeil de plomb. »
Elle a activement participé aux émeutes de Tafsut Imazighen, le "printemps berbère" de 1980. Elle fut une des rares artistes à s’engager sur le terrain, auprès des étudiants révoltés, sur le campus de Oued Aïssi, encerclé par les forces de l’ordre : "Nous les filles, nous fabriquions les cocktails Molotov que les garçons balançaient sur les CNS" se rapelle-t-elle en riant. Mais elle a aussi été témoin de la sauvagerie de la répréssion : "A l’hôpital psychiatrique nous avons accueilli un homme qui avait été torturé par les gendarmes. Ils l’avaient littéralement castré à coups de rangers. Que dire, sinon qu’il n’avait plus rien d’un homme ?" dira-elle avant d’ajouter « même chez nous nous ne sommes plus chez nous ». Evidement cette image révoltante renvoie à la société kabyle totalement émasculée, où des militants ont préférer taire sans broncher les viols de jeunes filles par les forces de l’ordre à la cité universitaire de Tizi-Ouzou durant ce même printemps 1980. Si les hommes Kabyles sont « impuissants » à protéger leurs femmes, pourquoi cet excès de machisme ? D’ailleurs Malika ne s’en laisse pas compter et brave les interdits de la société patriarcale kabyle : "Je n’en ai toujours fait qu’à ma tête, à Tizi-Ouzou je ne me gênais pas pour m’attabler au café avec des amis, même si ça choquait beaucoup de gens".
L’exil
Les années 1980 passent, avec leurs lots de harcèlements policiers, de gardes à vue arbitraires, et de lettres anonymes. Elle se lie d‘amitié avec le légendaire Matoub Lounes. Elle interprètera même Azru Laghriv (le rocher de l’absent) avec lui. En 86, elle enregistre avec Takfarinas la femme du Moudjahid. Elle devient une méga-star de la chanson kabyle, remplissant les stades non seulement à Tizi-Ouzou ou Bgayet (Béjaia) mais aussi à Alger ou Oran, ville dont elle garde un excellent souvenir : "Des chanteurs de raï comme Cheb Hasni sont venus à mon concert. Même si ils ne comprennent pas les paroles en kabyle, ils savent apprécier la musique."
En pleine explosion de l’islamisme en Algérie, elle se rend dans les Aurès avec d’autres militants berbéristes de Kabylie. Elle découvre un public totalement acquis à l’arabo-islamisme : "Les gens nous jettaient des noyaux de dattes sur scène, il a fallu longuement leur expliquer que nous nous battions aussi pour eux."
En 1994, quelques jours avant l’enlèvement de Lounès Matoub, par un supposé groupe islamique armé, elle a dû fuir la Kabylie, terrorisée par une série de menaces. Il est même arrivé que de mystérieux individus cherchent à s’introduire chez elle.
Ces 12 années d’exil en France, loin de sa terre natale, sont un vrai calvaire pour elle : 12 années de souffrances. "Je suis comme une plante, explque-t-elle lorsqu’on m’arrache à ma terre, je dépéris. Moi, sans ma Kabylie, je me sens mal." Lors d’un gala à Rome elle est même victime d’une inexplicable détresse et ce à quelques pas de la prison dans laquelle, bien des siècles plus tôt, Jugurtha, l’Agellid symbole de l’éternelle résistance amazighe, est mort de faim. En 2001, Malika s’occupe des centaines de blessés de la terrible répression du « Printemps Noir », le dernier crime du régime arabo-islamiste d’Alger, arrivés en France pour se faire soigner. Ces images de chairs lacérées, d’os brisés et d’esprits saccagés la bouleversent à nouveau ! Là encore elle dit « même chez nous, on n’est pas chez nous ».
Mais la où d’autres auraient sombré, elle trouve le courage de continuer à avancer. Cette force, c’est la même que celle de la petite écolière qui séchait les cours d’arabe donnés par des coopérants moyen-orientaux incompétents et surpayés. C’est la même force que celle de la lycéenne qui disait « non » à Boumediene là où des vétérans de la guerre d‘indépendance, toute honte bue, lui remettaient le « Burnous Blanc » devant les caméras de l’unique télévision d’Etat. C’est aussi la force qu’elle a puisée auprès des nombreuses femmes de l’hôpital psychiatrique de Tizi-Ouzou.
En 2003, alors que les heurts entre jeunes et forces de l’ordre se sont à peine tus en Kabylie, elle est en pointe , avec le chanteur Takfarinas, de la contestation contre l’année de l’Algérie en France (financée par le contribuable français, d’origine kabyle y compris), à laquelle participe sans vergogne d’autres artistes soi-disant kabyles comme Aït Menguelet.
Malika décide de redescendre dans l’arène, et après une tournée triomphale en 2004 à Montréal, puis à Rome, elle assure un retour fracassant sur la rive sur de la Méditerranée dans la salle Ibn Khaldoun d’Alger pour défier les « journalistes enfoulardées » en tenant une conférence de presse en tenue de cow-boy et ridiculiser les chanteuses libanaises régulièrement invitée à Ibn Khaldoun aux frais du contribuable algérien et « incapables de remplir une salle ». Depuis, elle est retournée chanter plusieurs fois en Kabylie, sur sa terre natale, à Tizi-Ouzou et Bgayet : "Parmi les miens, c’est là que je me sens bien". Un hommage spécial lui à même été rendu cette année par les habitants d’Azazga.
Finalement la Malika Domrane qu’on aime est toujours intacte, cette femme forte et entière à la voix de velours, qui n’a pas sa langue dans sa poche et ne cherche même pas à dissimuler son mépris pour le machisme et pour cette sous-culture « arabo-islamiste » qu’on tente d’imposer de gré ou de force aux Kabyles.
Azzedine Ait Khelifa