Nouveau chantre de la culture berbère, Ali Amran vient de donner une série de concerts en France. Il arrive, emmitouflé, dans ce bar où il semble avoir ses habitudes. Pourtant, du froid, il devrait être familier puisqu'il vit désormais principalement en Finlande, d'où son épouse est originaire. D'emblée le sourire est avenant et au fur et à mesure de l'entretien, l'amour pour sa culture et son art évident. Ali Amran est de passage en France où il dispose d'un public si large et fidèle qu'il lui permet, tranquillement, par le simple bouche-à-oreille, de remplir les salles. Le concert qu'il vient de donner à l'occasion du nouvel an berbère, Yennayer, a d'ailleurs été, encore une fois, un succès. Le quadragénaire semble presque s'en étonner, lui qui s'est forgé seul, en autodidacte têtu, son univers musical : « Enfant, en Kabylie, je jouais les airs traditionnels avec des instruments de fortune souvent bricolés par mes soins. Je reproduisais les chansons que j'entendais à la radio, dans les fêtes de mariage ou sur des disques ou des cassettes ramenées de France quand il s'agit de chanteurs interdits de diffusion en Algérie, tel Slimane Azem. Plus tard, j'ai découvert la musique dite occidentale, avec sa structure et ses accords, et j'ai étoffé mon jeu. J'ai surtout appris la structure musicale avec les chansons des Beatles. C'était une bonne école », se souvient-il pour Le Point Afrique.
Le berbère en ligne mélodique…
En parallèle à des études d'anglais et un début de thèse en sociolinguistique consacrée au système d'écriture commun aux différentes formes de langue berbère, il monte différents projets artistiques autour de la culture amazighe. À l'université de Tizi-Ouzou, épicentre fervent de la culture kabyle et foyer fébrile de contestation au pouvoir algérien, Ali Amran se plonge aussi dans les mélodies folk de Simon and Garfunkel ou Cat Stevens, dans le rock progressif des Pink Floyd, la pop-rock de U2 ou de REM ou les protest songs d'un Bob Dylan. « J'ai fini par me consacrer entièrement à la chanson. J'expérimentais des choses, ici et là, car mon but était de fusionner la musique traditionnelle et ces influences pop-folk-rock », reprend-il.
Suivent quatre albums, seulement sortis en Algérie. Pourtant, même en France, son nom est vite encensé dans la diaspora kabyle qui se reconnaît dans ses textes engagés aux mélodies entêtantes. Ali Amran rend ainsi hommage à Lounès Matoub, qui fut assassiné en 1998 dans des circonstances encore troubles. « Matoub faisait de la musique traditionnelle influencée par le chaâbi, surtout dans ses dernières années. J'ai retravaillé ses chansons de telle façon à pouvoir les jouer de façon pop-rock. C'était un challenge d'autant plus que Matoub est un monument dans la mémoire kabyle. Ce n'était pas gagné d'avance, mais au final, le concert s'est bien passé ».
Le succès avec « Xali Sliman »
C'est le titre « Xali Sliman » (oncle Slimane) qui le fait définitivement connaître, cette chanson occupant même la première place des charts algériens en 2005. En 2009, son troisième album Akka id amur (en kabyle, Tel est mon sort, ma part) est alors produit par l'Anglais Chris Birkett, collaborateur de Sinéad O'Connor ou encore des Talking Heads. Sur ce bel album, la seule chanson en français, « Noir et Blanc », aborde par exemple de façon frontale le sort des sans-papiers :« Travail au noir, mariage blanc,/Où va ma vie en attendant. »
Creusant sa ligne mélodique, Ali Amran connaît la reconnaissance de ses pairs. L'immense Idir, ombre tutélaire bienveillante, lui offre d'abord d'assurer la première partie de son spectacle au Zénith de Paris. Autre parrain, le ciseleur de vers berbères Lounis Aït Menguellet, qui déclare considérer le jeune Ali comme son héritier. Un double adoubement prestigieux, par les maîtres respectifs de la mélodie et du verbe kabyles, qui émeut encore visiblement Ali Amran. Pourtant, ce n'est pas dans leur lignée, si aboutie soit-elle, que l'artiste inscrit sa musique : « Les pionniers des années 70 tels Abranis, Idir, Djamel Allam avaient défriché le terrain et revisité, avec des arrangements dits modernes, la musique traditionnelle. Mais ils n'avaient abordé qu'une partie de cette dernière. Je me suis intéressé à l'autre partie, un peu oubliée, celle qui emprunte au chaâbi. Mais, pour cela, il ne suffit pas de poser des accords de guitare ou d'introduire de la batterie. C'est plus subtil et délicat que cela. Il faut que le morceau ne perde pas son âme. On tâtonne au début, mais on finit par trouver », précise-t-il dans un sourire.
En ligne de front, encore et toujours l'amazigh
Les thèmes abordés dans ses chansons puisent dans le creuset de la musique kabyle connue pour son caractère contestataire : « J'aborde les problèmes liés à la modernité, la liberté, la femme, l'exil. Et évidemment la situation de l'Algérie, son blocage, ce marasme dont on n'arrive pas à sortir. Je parle aussi de la frustration des jeunes générations qui ne trouvent pas leur place dans ce pays, faute de travail et de débouchés », précise Ali Amran, avant d'observer : « Les artistes kabyles ont toujours été les vecteurs et les animateurs de la culture et des revendications berbères avant même que cette lutte ne s'organise politiquement. »
La revendication berbère justement… Le sujet ne pouvait être qu'abordé alors que l'Algérie vient d'annoncer qu'un projet de révision de la Constitution inscrira l'amazigh, la langue berbère, au rang de langue officielle, au même titre que l'arabe. Quatre ans après le Maroc, l'Algérie semble faire un pas vers une reconnaissance de sa diversité. Pourtant, Ali Amran tempère la portée de cette mesure, même s'il reconnaît qu'il s'agit là d'« une brèche ouverte » dans ce qu'il appelle « la chape de plomb arabo-islamique imposée au pays » : « Cette reconnaissance est inscrite avec tellement d'appendices et de guillemets que je ne sais pas quelle sera sa réelle portée. Et puis, sur le plan identitaire, le problème demeure entier. Il y a réaffirmation, avec cette réforme, que l'Algérie est un pays arabe. Donc, si je comprends bien, c'est un pays arabe qui permet à une langue, le tamazight, de devenir officielle dans son propre pays. C'est contradictoire ! »
Au-delà de la musique, le cinéma pour promouvoir l'amazigh
Pour promouvoir la culture amazighe, Ali Amran préfère faire confiance aux associations, à ceux qui la pratiquent et la vivent au quotidien et qui ont su préserver sur le terrain sa vigueur : « En l'absence d'une reconnaissance pleine et sincère, il n'y a que les gens qui s'activent dans le domaine par conviction, les animateurs associatifs, les créateurs et les locuteurs, qui peuvent donner au tamazight le souffle qui la maintiendra vivante. Donc, le combat continue. »
Pour promouvoir la culture de son pays, Ali Amran s'est également essayé au cinéma dans le film du réalisateur Belkacem Hadjadj consacré à Fadhma N'Soumer. Cette héroïne kabyle, au milieu du XIXe siècle, avait guidé des combats contre la colonisation française. « Elle commandait des hommes contre les troupes coloniales. La Kabylie a été en effet la dernière région à se soumettre. Ce film permet de montrer que nos sociétés ont aussi produit des femmes d'envergure. »
Ce rôle a été aussi une façon pour le chanteur d'interroger l'histoire algérienne : « Officiellement, l'histoire de l'Algérie ne commence qu'au VIIe siècle, avec la conquête arabe. Le problème est que cela ne correspond pas à la réalité. Plus largement, le problème de l'Algérie est constant. Ceux qui sont à la tête de ce pays n'arrivent pas à assumer la grandeur de ce pays et la diversité de son peuple et de son histoire », s'enflamme-t-il.
Artiste décidément investi dans son art et sa culture, Ali Amran sortira en février une compilation de ces albums précédents. L'album comprendra un inédit, des morceaux revisités ainsi qu'un livret avec des extraits de ses textes traduits en français. En attendant, d'autres concerts sont prévus pour le chanteur algérien qui avoue, dans un grand sourire, que décidément il a trouvé son public en France.
VIDÉO. Ali Amran est le symbole du vent de fraîcheur pop-rock qui souffle actuellement sur la musique kabyle. Il est dans la lignée des Idir, Lounès Matoub et autres Lounis Aït Menguellet.