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Incontestablement, dans les toutes prochaines années, la chanson d’expression kabyle portant le label « spécial fête » qui fait pratiquement cavalier seul ces dernières années, aura un sérieux concurrent : le rap. Ce mouvement qui a pris naissance dans les ghettos américains ne peut être vu comme un simple genre musical à la mode ; ses acteurs (chanteurs et fans) adoptent un comportement et un mode de vie qui bousculent les habitudes de la région, ce qui les confronte à une campagne de dévaluation que connaissent tous les nouveaux entrants dans un champ déterminé.
De nos jours, la Kabylie compte de nombreux chanteurs et groupes de rap aux appellations on ne peut plus insolites : Index, Sens Interdit, Taifa2, Kamikaz, MC Kabyle,
RAPACE, FUGI, KARIM MTM, PSYCO MOUSSA, YAZDINE, KF, KARIM OSM, RDF et la liste est encore trop longue.
A écouter les chansons de ces jeunes artistes, c’est loin d’être de la simple imitation de ce qui se fait par les rappeurs occidentaux. On aimerait bien accompagner cet article de documents sonores afin de mieux apprécier le travail de ces jeunes créateurs qui méritent bien mieux qu’une campagne de dénigrement. 
Toutefois, le rap, comme nous l’avons si bien précisé plus haut, ce n’est pas seulement un genre musical ; c’est un véritable mouvement juvénile, un phénomène de société qu’il faudrait traiter comme tel.     

Le rêve américain
Il faut dire que les employés municipaux ont du pain sur la planche ; ils repeignent plusieurs fois par années les murs des quartiers à cause principalement des graffitis des jeunes admirateurs de rap. A chaque fois qu’on les efface, on revient à la charge pour en mettre d’autres. Même si dans la plupart des cas, ces graffitis sont de véritables ouvres d’art, le message obscène, violent chers au mouvement underground qu’ils transmettent ne sont pas du goût des autorités et des citoyens.  
Ce mouvement artistique est perçu comme une sorte de liberté retrouvée par les jeunes fans qu’on peut reconnaître à leur tenue vestimentaire branchée, du genre baskets montantes, casquette à visière longue, lunettes noires, tee-shirt ou débardeur d’athlètes, jean large gommé ou bagguet, ne se gênant pas à esquisser en plein rue, quand ça leur chante, des mouvements de breakdance et de smurf aux chants de raggamuffin ou de rap, captivant ainsi le regard étonné des badauds.
Boukhalfa, l’un des breakdancer de la ville d’Akbou, regrette qu’il n’y ait pas de coordination entre chanteurs, danseurs et organisateurs de spectacles afin de mobiliser tous les acteurs pour le bien des admirateurs de rap. 
Même les enfants des écoles primaires n’échappent pas à la frénésie du rap. Les témoignages de nombres d’instituteurs des différentes villes de la wilaya de Béjaia sont tout simplement surprenants. Les fêtes scolaires, du primaire jusqu’au lycée, deviennent de véritables tribunes pour les élèves qui chantent le rap, ce qui forcément déplait aux responsables éducatifs qui préfèrent plutôt des chansons éducatives.
On retrouve les noms de célébrités du rap partout : sur les tables des classes, les cartables, les cahiers… L’identification de ces jeunes passionnés à leurs idoles  est telle qu’ils mettent même sur leurs adresses électroniques ou dans les salons de discussions virtuelles des pseudos de leurs chanteurs préférés.   

Quand les meufs y mettent du sien
Les jeunes filles ne sont pas en reste. Elles aussi forment de joyeuses bandes qui travaillent les mots, le verbe jusqu’à la diatribe qui en dit long sur les joies et les frustrations de jeunes filles urbaines. Le rap leur collent à la peau, de leur façon de se vêtir hip hop jusqu’à leur démarche décontractée. Souvent, elles portent les mêmes vêtements que les garçons, marchent comme eux en se dandinant comme des canards, roulant du torse et des épaules laissant au vestiaire toute féminité. Une façon de se fondre dans le groupe de s’identifier à sa tribu, de crier au monde qu’on est à part et que l’on compte bien se faire respecter dans ce monde qu’on a choisi et dans lequel on se sent bien.
D’autres fois elles gardent la grâce et la féminité mais prennent leurs distances face aux garçons et restent entre filles formant des clans qui se confrontent au féminin excluant définitivement la gent masculine de leurs concours et de leurs jeux verbaux.

Comment le rap est arrivé en Kabylie
«En fait, chanter le rap en kabyle, c’est rendre à la Kabylie ce qui lui a toujours appartenu : la chanson contestataire », nous dit Zineddine du groupe Sens Interdit.  
Pourtant, il y a seulement quelques années, le rap ne représentait, aux yeux de la plupart des mélomanes de Kabylie qu’un boucan insipide. La thématique du village avec ses champs, sa fontaine, ses femmes, ses amours, ses ruelles étroites, sa société, ses interdits, etc., détenait une place de prestige dans la chanson kabyle.
L’exode rural de ces dernières années se fait sentir même dans les sujets qu’abordent les jeunes chanteurs d’aujourd’hui en général et les tout nouveaux rappeurs kabyles en particulier. On constate qu’il y a plus de chanteurs (édités ou non) et de passionnés de rap  dans les villes et bourgs qui se sont développées ces dernières années, tels que Sidi Aich, Ifri Ouzelaguen, El-Kseur, Akbou, Béni Yani, Larabaa Nat Irathen, Tazmalt… que dans les autres grandes villes de la région.
Ces centres urbains constituent un espace d’interface entre le rural et l’urbain. Les rappeurs qui sont le reflet de cette nouvelle donne sociologique abordent crûment et sans tabou aucun des sujets liés à l’amour, à la politique et au quotidien des jeunes des cités. 
Historiquement, on peut situer la naissance du mouvement rap en Kabylie vers le début des années 90. Mais ce n’est qu’au début des années 2000 que ce mouvement y a pris de l’ampleur. Les événements qui ont endeuillé cette région du pays en 2001 ont donné une forme plus nette à ce genre de chanson engagée.  
Par ailleurs, le développement des moyens de communication a permis l’expansion rapide de ce phénomène à travers la Kabylie , à l’instar de beaucoup de régions du pays.  Les jeunes chanteurs qui, dans la plupart des cas, n’ont pas les moyens d’éditer, peuvent mettre en ligne leurs chansons sur Internet et être écoutés des internautes. Une façon de faire une autoévaluation avant de sortir un disque sur le marché.   
L’assassinat de Matoub, ce chanteur engagé dans lequel se reconnaissent les acteurs du rap kabyle, comme nous avons pu le constater sur le terrain, a été aussi un détonateur pour le rap qui est originellement engagé, rebelle et anticonformiste. 
Beaucoup plus subversif, le rap a apporté des modifications fondamentales à la chanson kabylecontestataire. Comparativement à leurs aînés, les rappeurs engagés « appellent un chat un chat », pour reprendre l’expression de Karim MTM (lire son interview).        

« Non, nous ne sommes pas des délinquants ! »
« Le rap, plus que tout autre genre musical, permet de canaliser la violence et l’imaginaire. Je pense qu’exprimer la violence en chanson diminue son expression dans la société. Je le dis en connaissance de cause ! », nous dit Youva, rappeur et étudiant à l’université de Béjaia. Et de poursuivre : « Ce serait une faute grave que de tenter de réduire le rap à la seule expression incitant à la haine, la violence, la toxicomanie, l’abus sexuel, etc. C’est une façon de tourner le dos à cette jeunesse, à ce qui la différencie des autres et à ses aspirations réelles… ».

Il est sans doute vrai qu’en labellisant le rap comme une musique avant tout violente et brutale. L’effet atteint par cette vision réside dans la négation de toute message conscient, élaboré et politique qu’aurait pu véhiculer les rappeurs.

Dans les quelques années à venir, les pouvoirs publics et les politiques de la région tenteraient sûrement de récupérer le rap qui présente plusieurs intérêts dont sa capacité d’atteindre une jeunesse difficilement accessibles par les canaux politiques classiques. Cette jeunesse rongée par le chômage et le mal vivre qui trouvent dans cette chanson, une sorte d’antidote à ses maux.    

Rap kabyle ou rap en kabyle ?
Le rap kabyle se distingue par l’originalité et la spécificité de son verbe, de sa verve et de son langage, qui puisent directement dans le vocabulaire de la rue. Ce sont des mélanges de dialogues hargneux et de poésie qui sont des tranches de vie urbaine, des fables contemporaines récitées sous la forme de chroniques journalistiques qui rendent compte, mieux que quiconque, d’une réalité sociale au goût amer.  
Sur le plan de la forme, l’influence des travaux de Takfarinas et de Rabah MBS se fait clairement sentir. Ces deux chanteurs ont le mérite d’avoir initié le rap dans cette variante de la langue amazighe en lui donnant le goût du terroir.    
Contrairement aux autres chanteurs kabyles, les jeunes rappeurs d’aujourd’hui privilégient le message à la langue. Fini le temps de la langue élaborée et de la poésie, la dichotomie, une réalité sociolinguistique algérienne est exhibée comme une sorte de fierté. On n’hésite pas à chanter en kabyle avec plein d’empreints d’arabe, de français et d’anglais.   
Citons en exemple ces trois expressions tirées au hasard du dernier album d’Index :
1-Jamais ad tsugh l’passé (Jamais je n’oublierai le passé)
2-Profite di ddunit tant que mazal-ik jeune (Profite de la vie tant que tu es jeune)
3-Tout le monde s’en fiche, awi-d kan atsilidh riche (l’essentiel est que vous soyez riche)
Un chanteur de l’ancienne génération aurait dit au lieu des trois expressions citées (sans tenir compte de la rime) :
1-D lmuhal ad tsugh ussan iâaddan.
2-Fares di tudert skud mazal mezzeyyedh.
3-Hedd ur s-tewqiâ, awi-d kan ad tesâodh adrim.  
Ceci dit, certaines chansons de rap sont bien élaborées et nous nous étonnons de constater que des jeunes de moins de 20 ans maîtrise si bien la langue de Mouloud Mammeri.    
En conclusion, en formulant les joies, l’angoisse, le désespoir ou le mal-être, le rap donne  une voix aux jeunes ; leur permettant ainsi de revendiquer, de communiquer sous la forme la plus simple et la plus accessible : un microphone, une platine et quelques disques.

Enquête de Karim KHERBOUCHE
Pour Les Nouvelles Confidences

Tag(s) : #Reportage- Enquête
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