A l’aube de la sixième année de silence, Aït Menguelet chante
Après cette interminable pause, il est intéressant de noter que le premier mot de la première chanson est : ukhigh (réveillé), une renaissance d’entre les affres de l’ordinaire et les soucis du quotidien, une résurrection depuis le pénible exercice de l’existence, les contrariétés, l’agacement et la colère, vers les élévations éthérées du Verbe.
Intéressant aussi de se souvenir que la dernière promesse de la sixième chanson est une farouche envie de combattre et de vivre (anqabel ma nzemr i kra m’ulac an idir yessent). Bonjour l’artiste, même si nous savons que la nuit n’a pas été de tout repos, le jour n’en sera que plus beau. L’album comporte sept titres, mais n’est-il pas vrai qu’ils peuvent être plus de mille et n’en voir que deux : les questions puis la réponse. Le tout dans une rotondité impeccable pour mieux rendre l’unité qui prévaut l’idée générale. Unité audible dans les touches évocatrices, des musiques aux multiples accents de notre vaste pays. La thématique aussi n’échappe pas à l’astucieux archétype, le moulage impossible dans lequel se fondent les contraires, le yin et le yang, toute l’œuvre ne chante que les éternels duels jusque sur la jaquette où la musique est placée au côté droit dans l’espace immaculé et où la face de l’artiste délibérément mal éclairée participe à l’improbable équilibre. Equilibre du balancier ballotté entre deux pôles, comme cette horloge au salon qui dit oui, qui dit non… La zébrure qui scinde les deux univers est forcée par deux points : noir dans le blanc et blanc dans le noir. Une revendication de territoire.
La première : la page blanche (tawriqt tacebhant)
Le grand embarras de l’artiste qui ne veut pas brader son talent sur des matières mercantiles, pourtant en ce mois de juillet bien acculé par un Ramadhan grignotant l’été, la fête bat son plein et l’appel de la zorna se fait insistant : les tambours sont chauds ! La première résume tout le processus de création et consigne une grande partie des questions que se pose l’artiste (fellas thezin thendhen). Elle parle aussi des empêchements journaliers, le manque de concentration et insiste sur la douleur du doigt blessé, l’irremplaçable pièce qui manque (tahjurt i xuhen). C’est une comédie qui consacre l’espièglerie des mots qui se refusent au poète, un combat contre la somnolence engendrée par la monotone alternance du balancier bipolaire. La nuit s’annonce longue et la feuille s’obstine à rester blanche. Boukhalfa, un ami, poète, m’éclaire sur le sens de cette feuille blanche qui n’est autre que la vie, nos vies, blanches au départ elles finissent noircies par une multitude d’hirondelles (tifirreles) posées sur les lignes de nos destinées. C’est finalement la nuit qui aura beaucoup fait pour le jour presque à l’insu du versificateur qui découvre une feuille visitée. La feuille s’appellerait blanche (en kabyle : tamellalt) que ça n’étonnerait personne, mais elle s’appelle la belle (tacebhant), l’autre nom pour la blancheur, moins usité, certes, mais combien puissant ; les cinq années de silence, cinq tomes de feuilles blanches réponse aux imbeciles, furent éloquentes.
La deuxième : Amenugh (combat)
Inspirée par une série d’histoires drôles servies par l’ami Ben Mohamed, cette composition part de l’aube de la première journée (tafejrit tamezwarut) jusque dans le néant de l’apocalypse. C’est la description du développement eschatologique depuis l’instinct de survie en passant par les guerres de religions, les conflits d’extensions ou simplement la cupidité et l’injustice du droit d’aînesse. Une histoire qui raconte les déchirements entre l’école et la famille. On y dénombre six raisons de conflits, une pour chaque jour et le septième est réservé pour une saine récréation où une franche rigolade entre amis vaut toutes les philosophies du monde. Le combat cessa faute de combattants. Façon enthousiaste de s’armer de courage : ne cessez de combattre qu’annihilés par la mort, qui peut-être n’existe même pas !
La troisième : l’art de se la couler douce, la dolce vita (serreh i waman ad ddun)
Elle est bien à sa place de troisième. Le berceau n’accueille Morphée que sujet à deux forces d’égales valeurs et antagoniques, si une troisième force, une autre attraction, un autre besoin, un autre point, captivent, alors survient la secousse qui engendre le réveil de l’enfant. Imaginez la fameuse horloge au salon qui disait seulement oui et non se mettre à dire aussi peut-être : les aiguilles du temps s’affoleront et s’arrêteront sûrement dans le stationnement interdit de l’éternité. Belle escapade chez les dingues qui sont les seules à savoir asséner des vérités vraies. Elle commence par une déclamation théâtrale pour mieux accentuer son côté solennel et préciser son cadre purement fictif (idyllique ?). Elle renforce en détermination les batailles de la deuxième en clamant l’inexistence de la mort car personne ne la rencontre de son vivant ! Se déplacer sur le bord tranchant qui sépare le bien du mal, l’ombre et la lumière, le cœur et la raison, est une manœuvre douloureuse, inhumaine que seul la troisième alternative peut atténuer : la voix qui sonne à nos oreilles, la force qui secoue le berceau de nos convictions, la voie qui mène au ciel, l’éveil. Et puis, comme l’affirme l’attentif entendeur d’Aït Menguelet, mon ami Boukhalfa : le temps n’a pas besoin de nous pour mourir alors ne le tuons pas pour qu’au retour … Peut-être… Peut-être. Dans ce poème, il y a aussi un conseil d’importance capitale : si vous avez peur d’êtres jugés vous n’avez qu’à ne pas juger ! Et van pour les puritains et autres donneurs de leçons de morale.
La quatrième : Ay imena wouliw (les vœux du cœur)
Axée sur deux points, la liberté et le savoir. C’est une construction tout aussi ingénieuse accommodant des antagonismes inconciliables où on retrouve les mêmes duels mais surtout le refus de la mort. Les vieux ne devraient pas mourir ni les jeunes d’ailleurs et il n’y a que la perte d’un être cher pour découvrir notre folie à tous. Kovanov, je crois, disait que tous les enfants sont fous parce qu’ils croient que leurs mères sont immortelles. La mort, cette chose qui n’existe même pas, fait tant de ravages… concilier l’inconciliable. La quatrième comporte un interlude d’une nostalgie à la limite de la tristesse. Une mélodie connue sur un instrument à vent qui rappelle Azwu, le zéphire, ce souffle de Dieu qui traverse en sifflant les crêtes acérées du Djurdjura. Un acewiq d’origine, de chez nous, comme celui qu’entonnaient nos ancêtres face à l’adversité. Repousser les seuils, détruire les prisons, semer la vérité, le savoir, les ensemencer à tous vents. Et opposer les forces constructrices du bien à la destruction, les cultures au désert en plantant des arbres, des oliviers et des figuiers. Cette chanson se termine sur une véritable déclaration d’amour pour son public : Lounis nous dit, à nous, ses auditeurs, que nous sommes le vœu de son cœur (Alebi bulliw).
La cinquième : ghas ma nruh (partir c’est mourir un peu)
Le droit du sol (azal b akal) la valeur de la terre. Où l’on apprend que le passé ne cède sa place au présent que pour devenir omniprésent. Taferka est la parcelle de terre du Berbère. Elle désigne notre continent, l’Afrique et ce mot est vivant car il contient les éléments de la démiurgie, à savoir la terre et le ciel. Ifri et Qa. C’est de cette racine FR que vient fruri (perpétuer) tafrara (aube) ferru (séparer) et surtout le plus beau asefru (poésie), et derrière Qa se cache Géo, la déesse grecque de la terre. Partir, revenir. A chaque fois en abandonnant un peu de son âme et revenant vieilli pour mesurer combien ont grandi les mioches. Devenir nous-mêmes les hirondelles qui manquent tant à notre paysage. Partir, c’est mourir/pourrir un peu et revenir c’est pourrir/ mourir aussi un peu puisqu’il y aura toujours certains qui préféreront vous voir partir. (hesbena nenfa) les moches nous croyaient bannis d’Afrique à jamais, brouillés avec notre amour (étrange ressemblance de ce mot, amour, avec le mot kabyle qui veut dire en même temps pays, terre et part et qui nous baptisa les Maures). C’est une ode à la terre natale qui marque l’attachement viscéral du poète pour son pays et pas seulement, pour son art aussi (Asefru).
La sixième : la synthèse
Elle affirme d’abord le retour à/de la création en appelant les inséparables muses du passé désormais omniprésent. La sixième commence par l’envoutant Acewiq de l’inoubliable Louiza, une mélodie du Sud que les vieux émigrés savourent comme un nectar venu du bled. Un peu à la Khlifi H’med qu’un instrument à vent finirait par révéler, Lounis persiste dans cette homogénéité de l’art. A l’aube du sixième jour, Dieu créa l’homme. L’homme qui est la synthèse de tous les dilemmes. La braisière où bouillonnent tant de contradictions. Malicieusement, il nous avertit que l’auteur (Win ten yuran) s’en est sorti indemne et que c’est à l’auditeur (Wid a yanen) de se débattre dans ce méandre d’idées. Cinq années de cogitation dans tous les niveaux de conscience ont apporté à notre patrimoine culturel un chef-d’œuvre. Entre cet album et beaucoup d’autres sur le marché il y a la différence qui existe entre le fast-food et la bonne cuisine ; pour faire un bon couscous kabyle, il y a des ingrédients qu’on prépare durant des années, du grain de blé au bon couscous blanc, le chemin est long. Alors, bonne dégustation… mais les réponses ? Où sont les reponses ? Fairuz la Libanaise demandait : “Hel caribta el fajr xamren fi ku-ussin min atir ?” (As-tu jamais bu l’aurore comme du vin dans des cristaux éthérées ?) Puis disait : “A tîni e naya wa ani fa elina siru el wujud” (Donne moi le Nay et chante car c’est dans le chant que s’abrite le secret de l’existence). Les réponses sont peut-être (encore ce sempiternel Peut-être…) dans ce fameux instrument à vent, le Nay, ou, dans, bien mieux : le Vent lui-même !
La dernière
Le septième jour comme un beau dimanche, même s’il est des contrées où c’est samedi où vendredi, mais disons toujours comme un beau dimanche, un dimanche de printemps, l’artiste se reposa et passa la parole à Bob Dylan pour nous assurer vraiment, vraiment, croix de bois croix de fer que les réponses sont dans le vent ! C’est délicieux de se réveiller aux aurores, d’ouvrir ses oreilles, en même temps que ses yeux, de faire, soi-même, le moins de bruit possible, de se faire réceptacle pour les bruissements de la forêt. Quelques matins calmes de Kabylie (il en existe encore) donnent d’inoubliables aubades où s’enchevêtrent bêlements, piaillements, chevrotements et quelques braillements : la vraie symphonie pastorale agrémentée pour les voyants d’un panorama superbe. Dans ce concerto, harmonieux malgré tout, les hirondelles se font désirer. Elles étaient si ponctuelles que la surprise ne venait que des nouvelles figures, des nouvelles venues, des voltiges, acrobaties et autres virtuosités. Il est temps que les hirondeaux reviennent pour reprendre la place, qui est la leur, sur les fibrilles de nos perceptions. Se réveiller aux aurores et dévisager l’imperceptible frontière qui sépare la nuit du jour, l’ombre et la lumière, le bien et le mal. Imperceptible, elle l’est pour la multitude, ces hommes, ces femmes, qui ne peuvent mesurer ce que la lumière doit à l’ombre. Rares sont les bardes, lucides et adroits, pouvant à ce point déceler les parcelles de nuit dans un jour éclatant. Discerner, scinder, se battre, œuvrer pour que naisse l’alternative, pour que tonne la troisième chanson, la troisième voie : le jour de clarté !
Par Djamel Laceb (*) Enseignant