La chanson kabyle a-t-elle avancé ou régressé ? C’est la question que tous les acteurs (chanteurs, mélomanes, presse) se posent aujourd’hui. Pratiquement, il n’y a pas une interview avec un chanteur ou une chanteuse kabyle où l’on n’aborde pas ce sujet. Dans ce débat contradictoire et parfois houleux, nous avons tenté d’apporter quelques éléments de réponse que nous avons recueillis sur le terrain. D’abord, commençons par un bref rappel historique de la chanson kabyle.
Les années 80 : période faste
Au cours de la décennie 80, les dirigeants algériens tentèrent en vain de promouvoir ce qu’ils appelaient « La chanson kabyle légère » (El Oughnia El Qabaailia el khafifa) afin d’étouffer ce qui était à leurs yeux de la chanson subversive. A cette époque, un téléspectateur non averti aurait cru que la chanson kabyle était limitée à ce genre musical.
Tous les chanteurs vedettes ont réussi à se faire une place au soleil en dehors des médias officiels. A l’image de Lounes Matoub, Lounis Ait-Menguellet, Idir, Ferhat Imazighene Imula et de bien d’autres. L’engagement politique et la revendication identitaire amazighe se taillaient la part du lion parmi la palette des thèmes abordés par ces illustres artistes.
Cette époque a également connu l’apparition de groupes et chanteurs qui ont pu inscrire la chanson kabyle dans l’universalité. On peut citer : Les Abranis, Meksa, Djamel Allam, Takfarinas, Ideflawen, Mouloud, etc.
Cette période a été aussi marquée par des chanteurs de folklore ou chaabi kabyle avec chacun sa touche personnelle, tels que Hamidouche, Amour Abdenour, Fahem, Rabah Asma, Malika Domrane, Zohra, Zedek Mouloud, Karim, Boudjemaa Agraw, Farid Ferragui, Kamel Raiah, Chérif Hamani et la liste est encore trop longue.
Cette vague d’artistes de grand talent vient s’ajouter à la liste des grands monuments de la chanson kabyle, à l’image du maestro Chérif Kheddam, des divas Nouara, Chérifa, H’nifa et Nouara, Slimane Azem, Farid Ali, … et d’autres chanteurs d’expression kabyle et arabe dialectal : Samy El Djazaïri, El Anka, El-Hasnaoui, Akli Yahiathène…
Il faut souligner que le genre musical en vogue de nos jours (chanson des fêtes) était peu populaire à l’époque et son unique tribune était la télévision algérienne. La sortie de l’album de Hamidou en kabyle vers la fin des années 80 a changé le regard des gens envers ce style musical. Le succès de ce jeune chanteur algérois auprès des mélomanes kabyles est incontestable.
S’inspirant des anciennes chanteuses kabyles, la grande diva Hassiba Amrouche a contribué de façon non négligeable à la consécration de la chanson d’ambiance qui, plus tard, fera un tabac.
La conversion d’Ait-Menguellet
L’histoire contemporaine de la chanson kabyle retiendra un fait singulier : à ses débuts, Lounis Ait-Menguellet, grand poète, chanteur et philosophe, avait chanté notamment le thème de l’amour. Toute la jeunesse en était folle à telle point qu’à la sortie de sa chanson culte « A Louiza », toutes les jeunes filles ayant la chance d’être prénommées « Louiza » étaient très recherchées pour mariage !
Matoub disait -sincèrement ou narquoisement, peu importe- en référence à Ait-Menguellet, dans l’une de ses premières chansons, en l’occurrence "Ad cnugh ifennanen" (Mes chanteurs préférés) : « Tu donnes de la joie aux filles, elles t’écoutent en pleurant ; quant aux jeunes garçons, tu les as ensorcelés » (Tihdayin yes-k i ferhent, ttrunt m’aa k-slent, wama ilmezyen akw selben).
Cependant, contre toute attente, le jeune Ait-Menguellet fait un ongle de 180 degrés en « se convertissant » à la chanson contestataire. L’idole des jeunes devient alors un maître à penser de tous et, du coup, un « danger potentiels » aux yeux du décideurs du pays. Ceci lui vaudra incarcérations et représailles.
La décennie de l’hibernation culturelle
La culture en général et la chanson en particulier sont les victimes par excellence de la tragédie qu’a connu notre pays durant les années 90. L’islamisme radical avec son corollaire le terrorisme, complètement étranger à notre culture, a fait des chanteurs des ennemis à abattre. Matoub Lounes, Cheb Hasni, Cheb Aziz sont entre autres les victimes les plus célèbres de ces sanguinaires sans foi ni loi. L’insécurité régnant, les chanteurs ne pouvaient plus se produire dans leur pays. L’exil ou la mort, tel était le sort auquel étaient confrontés les artistes algériens.
Durant ces années, avant son assassinat, Lounes Matoub, a refusé d’abdiquer. Il a continué à se produire en Kabylie et à l’étranger. Inutile d’étaler ici l’héroïsme de l’auteur de la célèbre : « Je préfère mourir jeune pour mes idées que de mourir de vieillesse sur un lit d’hôpital ». Matoub a pris les armes et a organisé la résistance armée dans sa région jusqu’à son assassinat le 25 juin 1998. A la fois un héros, un avant-gardiste incorruptible et un chanteur à la voix envoûtante et au verbe poétique, Matoub jouit d’une autorité sur la scène artistique kabyle. Pour lui, la chanson étant accessible à toutes et à tous, elle représentait l’unique moyen de combat, il n’était donc pas question qu’elle soit réduite à une fonction distractive. Pour faire respecter cette vision des choses, il n’hésitait pas à user de mots provocateurs pour critiquer même les siens, comme l’illustre ce passage de sa chanson « Acimi akka ay nessussem ? (Mais pourquoi donc ce silence ?) :
Zik, Leqbayel s tirrugza
Ss i qublen adrar luda ;
Tura, uqqwlen d icettahen !
(Traduction : Jadis, nos aïeux bravaient tous les dangers avec bravoure ;
Aujourd’hui, on ne trouve pas mieux que de devenir danseurs !)
Ceux qui ont eu l’occasion d’assister à un des spectacles de Matoub (presque toujours en plein air), se sont rendus compte que c’était presque un sacrilège que de danser même quand la chanson qu’il interprétait était rythmée! Matoub était à la fois vecteur des principes de la société kabyle, comme ceux de « tirugza » (conduite à tenir pour être un homme, un vrai, selon l’acception kabyle) et un combattant pour les libertés et les droits universels. Une dualité qu’il assume pleinement. Son influence et son autorité ne sont pas à démontrer. Matoub était une sorte de régulateur de la chanson kabyle et de repère pour les jeunes, et sa disparition ne peut qu’engendrer un changement. C’est ce que nous verrons plus loin.
Durant la décennie noire, en dépit des moult difficultés, la scène musicale kabyle s’est enrichie de nouveaux noms aussi doués les uns que les autres, comme Si moh, Brahim Tayeb, Hacène Ahres, Lani Rabah,…
L’ère postmatoubienne
Même si sur la scène musical kabyle, Lounes Matoub demeure encore et toujours présent plus que tout autre personnalité emblématique de la région, il nous semble que ce n’est pas faux de parler d’ «ère post-matoubienne de la chanson kabyle » dans la mesure où il y a l’émergence et l’hégémonie d’un genre musical nouveau. Tout le monde le devine : c’est la chanson dite « spécial-fêtes », le « non-stop », comme le désignent certains et qui n’est autre, en fait, que « la chanson kabyle légère », label cher à l’Unique.
Il faut dire que la scène musicale de la région, depuis le début des années 2000, a subi des modifications profondes et tout porte à croire qu’elle n’est pas près de se stabiliser, elle se recherche dans ce monde où les cultures minorées sont menacées d’extinction.
Le vide laissé par la fuite de nos artistes à l’étranger a permis l’émergence en grand nombre de chanteurs poussant l’unicité et la médiocrité à l’extrême. « Ces chanteurs de fêtes d’aujourd’hui sont tous pareils ! Je n’arrive pas à distinguer les uns des autres : ils ont tous la même voix, le même rythme, presque les mêmes notes! La plupart d’entre eux n’ont aucun niveau intellectuel! Nom de Dieu ! Jamais la chanson kabyle n’a connu un tel degré de médiocrité. Avant, il suffisait d’écouter une chanson pour savoir à qui elle appartenait».
En effet, les chansons du registre dit spécial-fêtes n’ont cours que durant la saison estivale lors des occasions festives. Pratiquement, elles ne sont pas écoutées à titre individuel. Le hic, on en fait tellement trop que ça devient ennuyeux.
Le piratage que connaît le marché de la chanson en est la principale raison, estime certains chanteurs. A cela s’ajoute le fait que la plupart des studios d’enregistrement en Algérie manquent de moyens humains et matériels à même de permettre un enregistrement de qualité et les maisons d’édition sont également tombées dans le cadre établi de la consommation.
Massinissa, 19 ans, lycéen à Akbou nous dit : « Il faut reconnaître tout de même que la qualité de ce genre de chansons laisse à désirer et ces chanteurs ne font en réalité que dérouler le tapis rouge à la chanson étrangère, au détriment de notre chanson. En fait, le fait d’écouter autre chose que la chanson d’expression kabyle cela ne signifie pas renoncer à sa culture et à ses origines. Nous vivons dans un monde multiculturel et il faut faire avec ». Abondant dans le même sens, Noria, 28 ans, enseignante, pense qu’ « il ne s’agit pas seulement de sauver la musique berbère dans la mesure où celle-ci appartient au patrimoine universel. On peut bien chanter le tindi ou le gnawi en anglais, en italien ou en allemand. Et bien il est temps pour nous, en plus de notre musique qu’il va falloir sauvegarder, de chanter en berbère tous les genres musicaux existant : le reggae, le rap, la pop, le blues, le rock, … Il faut seulement le faire bien comme l’ont déjà fait certains de nos chanteurs ».
Le rap et le gnawi, l’alternative ?
Lors de nos précédentes enquêtes, nous avons fait état, avec témoignages à l’appui, du phénomène rap qui bénéficie de plus en plus d’adeptes notamment chez les jeunes de moins de 20 ans. Ceux-ci ne cachent leur désappointement au regard de ce qui se fait dans le domaine de la chanson kabyle aujourd’hui et ne comptent pas baisser les bras pour « faire entendre leur voix ». « Il nous manque seulement un leader et ils entendront parler de nous », nous dit Karim MTM, un jeune rappeur que nous avons interviewé. Outre le rap, un autre style fait son bonhomme de chemin : le gnawi. De plus en plus de jeunes adopte la gnawa attitude. «Les mélomanes de notre région sont connu pour l’importance qu’ils accordent au verbe. La chanson chez nous c’est aussi et surtout ce qu’elle véhicule comme message. C’est la raison pour laquelle, nous devons travailler le gnawi dans sa version kabyle en diversifiant ses thèmes et en le mariant avec d’autres genres musicaux», soutient Nabil du groupe amateur dénommé Gnawa-Blues d’Akbou. Et d’ajouter : «Connaissant les aspirations des amoureux de la belle musique de chez nous, le gnawi est le genre qui leur correspond le mieux».
Ces jeunes artistes en herbes apporteront-ils un plus à la nouvelle dynamique déjà lancée par les Akli D., Ali Amrane, Oulahlou, Zimu, Sidi Bémol, Gnawa-Diffusion, etc. ? C’est l’avenir qui nous le dira.
Karim KHERBOUCHE
Les Nouvelles Confidences
N° 412 du 02 au 16 février 20009
(magazine algérien)