Tahar Hamadache est militant de la cause amazighe de longue date et auteur de "Proverbes Berbères de Kabylie" paru l’année dernière. Afin de faciliter au lecteur le travail de mémorisation en vue de l’impliquer dans la sauvegarde de notre patrimoine littéraire et culturel, l’auteur ne s’est pas uniquement contenté de recueillir et de fixer des proverbes, mais il les répartit selon la morphologie et le style avec la traduction en Français de chaque proverbe. Dans cet entretien qu’il a bien voulu nous accordé, il revient sur son oeuvre et sur bien d’autres sujets.
>Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre ?
La matière étant disponible, il fallait l’organiser pour évaluer ce dont on dispose. La transmission orale des savoirs oraux étant un mode en déclin irréversible, ces savoirs sont en danger de disparition. Il fallait donc transcrire ce dont on dispose. Les sources n’étant ni intarissables, ni éternelles, il fallait faire du livre ainsi réuni un outil de recherche à la portée de toute personne intéressée par la sauvegarde écrite de la culture orale.
>Quelle est la nouveauté de votre oeuvre comparativement aux recueils de proverbes berbères déjà parus ?
On ne devrait pas se suffire d’exposer une liste de proverbes. Il fallait un livre qui puisse permettre à l’usager natif des débats fructueux à plusieurs niveaux : avec sa mémoire et celle de ses connaissances, avec le livre et son contenu, et, accessoirement, avec l’auteur, pour l’emmener à participer activement à la sauvegarde de notre oralité en notant ce qu’il peut pour soi, en en alimentant le recueil en présence ou, ce qui est encore meilleur, afin de déterminer par quoi commencer pour parvenir à un travail plus riche. S’agissant des usagers d’autres dialectes amazighs autres que Kabyle, ce recueil propose, en plus de la découverte des proverbes berbères de Kabylie, un mode très pratique de classification par fiches lors de la collecte des proverbes de son aire dialectale qu’il peut ensuite réorganiser à sa guise pour l’édition.
>Comment avez-vous mener le travail de recueil de ces proverbes ?
En prenant toutes les précautions qui me viennent à l’esprit au fil des révisions et des enrichissements successifs de la recension : fiches établies et remises en question au fur et à mesure de l’accumulation du nombre de proverbes réunis, notation de la moindre nouvelle information ou variante de quelque type que ce soit, réévaluation du travail accompli à l’apparition ou découverte de tout nouveau livre ou nouvelle liste de proverbes berbères de Kabylie, etc.
>Pourquoi le choix du Français dans votre oeuvre pour la description et la traduction des proverbes ?
Le livre s’adresse non seulement aux usagers natifs et aux militants pour la sauvegarde de la culture orale, elle s’adresse aussi aux usagers des livres et des listes déjà existants. Ces derniers sont sensés avoir acquis le droit d’accéder à une aussi importante actualisation du savoir qu’ils ont pu avoir sur la question. Des conditions objectives et techniques ont fait qu’il ne m’a pas été possible, cette fois-ci, élargir le spectre du lectorat éventuel. Je ne pouvais me permettre de le restreindre.
>Comment voyez-vous la place qu’occupe aujourd’hui Tamazight tant au niveau officiel que dans la société ?
On aurait aimé dire que tamazight a avancé au niveau officiel aussi bien qu’en société. La vérité est que la poussée sociale et la dynamique d’émancipation citoyenne fait que les avancées décelables au niveau officiel accompagnent assez maladroitement et encore insuffisamment celles qui se font jour en société. C’est que les réticences vis-à-vis de cette avancée au sein des sphères officielles relèvent aussi bien de soucis à la limite compréhensibles que par le fait de l’aliénation multiforme qui semble agir sur et par l’Algérien dans ces sphères plus lourdement que dans la société. Ceci dit, tamazight fait des avancées qu’il faut impérativement capitaliser, nécessairement encourager et, au besoin, stimuler. L’émancipation identitaire et culturelle initie, en partie, indéniablement à l’émancipation socio-économique nationale solidaire. La réappropriation de l’histoire et l’unité dans les aspirations font le reste. On devrait s’y mettre partout où quelque chose peut ou doit être fait.
>Selon vous, être militant de la cause amazighe aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ?
Etre militant de tamazight aujourd’hui, c’est d’abord éviter de se tromper d’époque, de difficultés, et de défis à lancer ou à relever. C’est ne pas prendre des horizons ouverts pour des horizons fermés. C’est aussi réaliser que les avancées de tamazight rendent palpable une désaliénation dans la solidarité, en profondeur, déjà en marche, et qu’il faut se mettre à l’oeuvre du développement de l’une pour l’alimentation de l’autre et réciproquement, simultanément. Avec ferveur et résolution.
>A votre avis, pourquoi la publication écrite dans la langue de Mammeri continue toujours de se faire à dose homéopathique ?
Cher monsieur, toutes sortes de savoirs s’appuient sur des évidences. Cette question montre un lieu de jonction certain entre la défense de la culture algérienne, y compris tamazight, et les luttes sociales ainsi que la défense du patrimoine public, dont l’ANEP et l’ENAL. C’est qu’il n’y a pas seulement insuffisance en matière d’édition, alors que des manuscrits "pullulent", il y a aussi ce phénomène de livre-objet de luxe qui se développe. Je suis un salarié mal payé et je tiens à continuer mes recherches sur tamazight : le prix des livres qui sont proposés m’empêche de les consulter et de m’y référer. Si cela continue, mon espèce poussera à une promotion de tamazight à plusieurs vitesses. Cela est offert à méditer :)
Il y a aussi que certains éditeurs privés développent des "stratégies" d’édition du livre sur tamazight en fonction de leurs craintes vis-à-vis de secteurs d’influences ou, plus simplement, en fonction de leurs intérêts. D’aucuns sont induits à voir en le producteur en tamazight un "extrémiste" alors que d’autres confondent entre l’engagement de l’auteur et leur propre désir de se "l’approprier" en tant que producteur d’idées et de richesses. Je parle de choses vues et vécues, avant de rencontrer « Talantikit ». Cela veut dire aussi que lorsqu’on parle de ’’soustraire’’ la question des langues aux ’’déviations’’ politiciennes, cela devrait conduire plutôt à créer les conditions saines de travail pour les auteurs et de revendication pour les militants de terrain, de ne pas les abandonner aux prises des intox, des dilemmes et de la sournoiserie de différentes origines plutôt qu’à limiter des droits imprescriptibles. La concurrence, la loi du marché, cela concerne aussi les idées : il faudrait qu’on arrive à admettre qu’il s’agit, là, de ressources nationales indispensables aux souverainetés populaire et nationale qu’il faudrait mieux protéger et développer que pourchasser, sachant qu’elles seront alors des proies faciles des « zones franches ».
>Des projets ?
Bien entendu ! Des projets qui s’inscrivent tellement dans la logique ci-dessus abordée que leur réalisation peut attendre longtemps ou intervenir assez tôt. Un recueil de locutions et de formes d’expression est dans une phase avancée de préparation. Il faut multiplier des outils favorables au travail militant de recherche afin de le démocratiser à fond, jusqu’à déborder vers la sauvegarde de l’autre culture orale populaire algérienne. Il faut assurer la transmission et personne ne sera de trop. Chacun est indispensable. C’est dans la transmission que réside l’essence de la survie de la société algérienne et c’est là aussi que le rêve algérien se fait. Et il faut rêver si on veut que le rêve puisse se réaliser !
>Le mot de la fin ?
C’est finalement bien de produire pour tamazight : j’en fais l’expérience. Le livre est, à y voir de près, un lieu de réunion infiniment vaste et complètement libre, à la fois rassembleur et libérateur, en tout cas des contraintes administratives. Il est un peu à l’image d’un journal qui inclurait dans sa ligne éditoriale un tel objectif. On ne parle ni de gain, ni d’aura, mais de livre. Il faudrait que tout le monde, que tous les cadres d’expression, de médiation, d’association et d’organisation prenne un peu exemple sur lui tout en l’encourageant.
Entretien réalisé par
Karim Kherbouche