Les chanteurs et chanteuses que nous avons approchés pour les besoins de notre enquête nous ont en fait part, tous autant qu’ils sont, de leur vive dénonciation du phénomène du piratage qui frappe de plein fouet la chanson kabyle. Constat : dans les villes de Kabylie, les disquaires se font de plus en plus rares et beaucoup d’entre eux ont tout bonnement fermé boutique pour se convertir à ce commerce illicite mais rentable et sans contraintes. Ajoutons à cela le téléchargement gratuit de chansons sur Internet. Lorsqu’on sait également que les spectacles sont organisés à dose homéopathique, l’artiste est acculé à changer de métier ou à partir sous d’autres cieux plus cléments où l’on peut vivre de son art. Face à cette situation inédite où les droits d’auteur sont bafoués au grand jour, les artistes tirent la sonnette d’alarme et dénonce ce qu’ils appellent « la mise à mort de la chanson ».
Soulignons que, de leur part, les éditeurs que nous avons contactés –qui sont pourtant les premiers concernés- n’ont pas jugé nécessaire de répondre à nos questions. Enquête.
Du règne de la bande au tout numérique
Le progrès technologique et technique a, bien entendu, apporté beaucoup de choses positives à l’art en général et à la chanson en particulier. Au niveau acoustique, pour ne citer que cet aspect prépondérant, la perfection a atteint des pics que l’on ne pouvait même pas s’imaginer il y a seulement quelques années. Néanmoins, les répercussions néfastes de ce développement sont aussi nombreuses. A titre d’exemple, l’internet qui est, au demeurant, un merveilleux outil de communication qui offre aux artistes la possibilité d’acquérir une notoriété, a participé à l’émergence d’un e-commerce frauduleux qui a donné un coup de grâce entre autres à la chanson. « Il suffit qu’un album sorte sur le marché pour qu’on le propose pour un téléchargement gratuit ou payant sur le net. Tout le monde est perdant : chanteurs, disquaires, éditeurs, etc. », nous dit Kamel, disquaire à Béjaia. Et de poursuivre : « Franchement, je regrette le temps de la cassette où l’on pouvait vivre de ce métier. D’ailleurs, je pense que si ce n’était pas cela, nous n’aurions pas les Matoub, Ait Menguellet, Slimane Azem, Idir, Takfarinas et tant d’autres vedettes atemporelles de la chanson kabyle. Le développement technologique, c’est bien, mais il doit être accompagné d’une mise à jour complète au plan de la législation et la mise en place des moyens humains et matériels pour punir les contrevenants ».
Mon album se vend bien …. sur les trottoirs !
Si vous recherchez un album rare et non disponible chez les disquaires, veuillez vous adresser à des vendeurs de Cd qui squattes les trottoirs de nos villes, vous le trouverez à coup sûr et à un prix insignifiant ! Eh oui ! Ces « trabendistes de la musique » semblent mieux connaître que quiconque la demande du public, pour reprendre les propos du chanteur Medjahed Hamid. Vous achetez tout le répertoire d’un artiste dans un seul Cd au prix de 50 DA, voire moins ! Des centaines de chansons à 50 DA ! Qui dit mieux !? Peu importe la qualité de ces Cd gravés puisqu’on a besoin de juste les chansons qu’on transfère sur son Mp3 ou autres lecteurs de musique, pense-t-on. Tout le monde est content dans la mesure où le marchand ne paye pas l’impôt et le chanteur ne reçoit pas de droits d’auteur. « Je ne blâme ni les clients de ce genre de produits illicites ni les contrefacteurs ; c’est plutôt aux responsables concernés de trouver une solution à cette situation qui n’a que trop duré », pense L. Karim, musicien.
Dans le même ordre d’idées, il est curieux de constater que des albums indisponibles chez les disquaires, au motif que « ce n’est plus à la mode », se vendent comme des petits pains sur les trottoirs ! N’est-ce pas le moment de remettre en question cette tendance voulant faire croire que nos contemporains n’ont d’égard que pour la chanson dite festive ?
J’écoute de la musique sur mon baladeur
L’avènement des baladeurs MP3 n’a fait qu’accentuer le problème du piratage. Nous nous sommes entretenu avec quelques jeunes mélomanes et accros de ces lecteurs portatifs de musique, en voici quelques avis. Ryma, lycéenne à Béjaia : « Quand j’achète un CD chez un disquaire, non seulement ça coûte cher mais ce n’est pas pratique. Moi j’écoute de la musique sur mon baladeur MP3 et donc j’ai besoin de chansons, je n’ai nul besoin du CD. Pour ce faire, je les télécharge gratuitement sur Internet ou alors je recharge mon baladeur chez des amis. Ca m’arrive aussi d’échanger des chansons avec des amis internautes par courriels. »
Samy, collégien au CEM Les Concessions à Béjaia explique : « Moi je trouve que le prix des albums sur le marché est trop excessif. Tu achètes quelques titres seulement à 90 ou 100 DA, voire plus. Parfois, seule une chanson m’intéresse, pourquoi alors acheter l’album intégralement ? ». Son camarade de classe, Youva, abonde dans le même sens : « Les revenus de la plupart des chanteurs d’aujourd’hui sont incroyablement élevés alors qu’ils ne dépensent pas un sou dans les œuvres de charité ou pour promouvoir notre culture qui est pourtant dans un grand besoin. Comment voulez-vous qu’on triche avec eux ? »
Karim KHERBOUCHE
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Que pensent les chanteurs du piratage ?
Akli D. : « La qualité des Cd piratés est horrible »
« Il faut dire que la situation des artistes dans notre pays est dramatique, toutes formes d’expressions confondues. Le piratage est omniprésent, il est même devenu banal. Il est plus que jamais temps que l’ensemble des acteurs (les maisons de disques, les distributeurs, les producteurs de musique et les artistes) réagissent pour mettre un terme à cette situation qui n’a que trop duré !
En outre, la qualité sonore des Cd piratés est horrible et porte atteinte à la valeur artistique du produit. Ajoutons à cela ces pseudo chanteurs qui font des reprises sans même l’autorisation des auteurs. L’ONDA et les autorités concernées doivent réagir et agir pour protéger les droits des artistes. Hélas, l’artiste n’est toujours pas reconnu dans sa juste valeur chez nous !
Pour ce qui est du téléchargement de musique sur le web, ce n’est une sinécure ; Internet est incontrôlable, on ne peut que limiter les dégâts. Dans l’état actuel des choses, la créativité artistique est en péril ! J’espère que ton enquête permettra des réveiller les conscience ».
Karim Branis : «Et les droits d’auteurs ?»
« J’ai l’impression que nous nous noyons dans un verre d’eau ! Je m’explique : il existe des lois universelles en matière de droit d’auteur, de droit de l'homme, de la propriété industriel, des droit civique et commerciales et j'en passe, il nous suffit de les appliquer. J'ajouterais à propos de nos artistes qui réclament un statut depuis des années, et qui continuent à « mourir clochardisés sur des bancs publics », que le statut de l'artiste non plus n'a pas à être inventé par l'Algérie, il existe des modèles dans tous les pays dits développés, il suffit d'en prendre le meilleur ou celui qui convient le mieux à notre société et de l'appliquer chez nous. A ce titre, il faut juste une volonté politique de le faire. La balle est donc dans le camp de nos dirigeants, c'est eux les décideurs ».
Malika Domrane « Il faut appliquer la loi »
« Moi je suis artiste, je crée et j'interprète. Je souhaite que les droits de l"artiste soient reconnus durablement. Quant au piratage, il relève de la méconnaissance de la valeur de l'artiste. Je le condamne vigoureusement.
Pour ma part, si je pouvais être entendue, je demande aux autorités d'intervenir, de légiférer et de condamner les contrevenants. »
Ira Wizenberg (manager et producteur de Cheikh Sidi Bémol) : « L’essentiel pour nous, c’est d’être écouté en Algérie»
Votre enquête est intéressante mais nécessite des heures et des heures de discussions! Je pense que le combat contre le piratage est perdu d'avance. Nous sommes en France et nous ne nous "prenons pas la tête" avec le marché Algérien. L'essentiel, c'est que notre musique soit entendu la-bas. Légal ou pas, nous n'avons pas le même "pouvoir d'achat" donc même si le piratage n'existait pas, la production en France nous coûte tellement cher que ça ne changerait rien pour nous.
Par contre, la musique algérienne est très riche et foisonne de grands talents qui ne peuvent pas se développer tous, les jeunes artistes que nous rencontrons abandonnent rapidement pour pouvoir vivre (ce n’est pas facile de vivre de la musique en Algérie).
Il faudrait des lieux pour répéter, pour se produire, pour enregistrer... et un statut!!! Après l'ONDA sera sans doute plus mobilisée... »
Lyes : « Personne ne veut réagir »
« C’est une bonne idée que d’écrire sur ce sujet, surtout que personne ne veut réagir, même pas les éditeurs qui sont les premiers concernés. Espérons votre enquête sera l’occasion de réveiller les consciences. Il faut que cela s’arrête ! Quant aux studios d’enregistrement, nous sommes loin de répondre à l’exigence de qualité »
Propos recueillis par Karim KHERBOUCHE