Dans le tumulte de l’insurrection juvénile d’octobre 1988, le chantre de la chanson algérienne, Lounes Matoub, fut criblé de 5 balles par un gendarme en Kabylie. Ce qui lui valut 17 interventions chirurgicales, 2 années d’hospitalisation, un sacrum artificiel, rétrécissement de la gambe de 5 centimètre et son handicap à vie. Matoub, encore sur ses béquilles, revint miraculeusement parmi les siens, sortit l’album L’ironie du sort, retrouva son public. Le 25 septembre 1994, à 21h, au lieudit Takhoukht, à une dizaine de Kilomètres de la ville de Tizi-Ouzou, il fut enlevé par un groupe terroriste islamiste qui le condamna à mort. Après 15 jours et 16 nuits de séquestration, ses ravisseurs finirent par céder devant la pression de la gigantesque mobilisation populaire de toute une région, ils le relâchèrent dans la nuit du 10 octobre, ce qui déclencha une liesse en Kabylie. En ce maudit jour du 25 juin 1998, à 13h 40 mn, quelques jours avant la sortie de son dernier album Lettre ouverte aux…, le poète libre, alors qu’il se rendit à bord de son véhicule, comme de coutume, à son village Taourirt-Moussa, tomba dans une embuscade au lieudit Tala Bounane. Criblé de plusieurs balles, il mourut sur le coup, le kalachnikov à la main. Son épouse, Nadia, et deux des ses belles-sœurs furent blessées. Ce ne sont là que quelques tragiques événements de la vie riche en rebondissements de ce héros de « fiction réelle ». Qui est cet homme et pourquoi s’acharnait-on tant à lui faire la peau ?
Les balles ne tuent pas l’artiste
Quelques jours seulement avant de tomber en héros, une vive inquiétude traversait l’esprit du Rebelle. Il rentrait de France alors qu’il savait qu’il risquait la mort. Nombre de ses amis lui avaient déconseillé de rentrer au pays, il ne les avait jamais écoutés, car l’envie de retourner dans son pays, qu’il chérissait un peu trop, dépassait l’imaginaire. De surcroît, le fils du Grand Djurdjura était un montagnard trop orgueilleux pour accepter d’être chasser de chez lui. Il disait haut et fort qu’il refusait de mourir de vieillesse et que la mort pour ses idées ne l’effrayait pas du tout. Son inquiétude ne s’expliquait donc pas par la peur de mourir, loin s’en faut. Mais, il craignait le danger de l’oubli de son peuple que les années de terreur sanglantes avaient rendu amnésique. Lounes, avant de s’éteindre, avait accompagné bien des lumières de ce pays, fauchées par la bête immonde du terrorisme, à leur dernières demeures et il avait l’impression qu’on ne leur avait pas rendu l’hommage qu’ils méritaient. C’était plutôt cette peur-là dont il avait fait part à certains de ses proches, qui le rongeait. Toutefois, la réalité aujourd’hui est toute autre : six ans après sa disparition, le poète rebelle est présent avec sa voix, on parlera toujours de lui et tous les prodromes d’une Algérie plurielle et libre, pour laquelle il a payé un lourd tribut, se dessinent à l’horizon. S’il était encore vivant, il ne serait que fier et ravi de l’amour et de l’admiration que lui vouent des milliers, voir des millions de personnes, aux quatre coins du monde. L’homme est omniprésent, incontournable et toute une jeunesse l’adopte comme un symbole, un porte-parole. Lounes jouit d’une telle légitimité en Kabylie que bon nombre des paroles qu’il a laissées sont devenues proverbiales et que lorsqu’elles sont citées pour illustrer un point de vue lors d’un débat, elles ne sont guère sujet à discussion ! On parle de lui à tout bout de champs, on raconte ses vraies histoires et on lui en invente sympathiquement d’autres qu’il n’a jamais vécues ! L’artiste fait couler beaucoup d’encre et de salive, plusieurs ouvrages lui sont consacrés. Un véritable phénomène, une légende.
Aujourd’hui, quelques soient les polémiques que l’on peut entretenir sur les circonstances de son assassinat, les guerres intestines et fratricides que cela est susceptible de générer -et c’est tout à fait normal dans une affaire comme celle de l’assassinat d’un homme de l’envergure de Lounes-, le chantre de l’amazighité est plus que jamais vivant et ses assassins auraient sans doute déjà réalisé qu’ « on arrête pas la chanson quand on exécute le poète », comme chante Roger Lahaye.
Le baume au cœur des victimes
Matoub « prit le maquis » de la chanson dès son jeune âge et il choisit d’être du côté des victimes. Il décida de sortir des sentiers battus empruntés par ses aïeux dont il s’inspira pourtant. Il fit un parfait mariage entre le chaâbi de chez nous et la protest-song. Le charisme qu’impose sa voix rocailleuse, ses mélodies envoûtantes, la beauté sonore de la langue berbère de Kabylie qu’il maniait comme un maître, ses professions de foi tonitruantes, sa fragilité revendiquée et ses remises en question ont vite fait de lui l’idole de toute une génération. Il était un provocateur volontiers, rêveur, tendre, farfelu et idéaliste. Matoub était une sorte de chanteur chaâbi au tempérament d’un hard-rocker. « Enfant du peuple je suis, enfant du peuple je resterai. Certes, comme tout un chacun, j'ai mûri, et la popularité m'a sans doute fait prendre davantage conscience de mes responsabilités. Car, plus vous êtes connus, plus vous avez des responsabilités. Je me dois d'être fidèle à moi-même. C'est que, profondément, mon personnage est resté le même. J'essaie d'être un homme honnête, peu apte aux compromissions. Je veux aller jusqu'au bout de moi-même, sans tricherie, sans concessions. Je sais encore dire non. Alors qu'il y a tant de béni-oui-oui, qui à force de dire oui, ont perdu leur "non" », se confiait-t-il. C’était en Kabylie, son havre, avec les siens, qu’il retrouvait le goût de vivre et de chanter. « L’oiseau ne chante bien que sur son arbre généalogique ». Conscient d’exercer le plus beau métier au monde, l’enfant terrible de Taourirt-Moussa avait toujours aimé le contact direct avec son public. Il n’aimait pas qu’il y ait d’intermédiaires entre lui et celui-ci. Matoub était certes un artiste engagé, mais il se défend d’être un politicien. La politique, lui, il la voit avec l’œil d’un artiste libre et indépendant de toute chapelle.
Outre la chanson engagée s’articulant principalement sur la revendication amazighe, Matoub a chanté merveilleusement bien d’autres thèmes les plus variés comme l'amour, l'exil, la mémoire, la paix, les problèmes existentiels, etc. Dans sa vie, Lounes avait connu l’amertume des échecs sentimentaux, de douloureuses et inconsolables ruptures amoureuses, et il le fait partager avec son public dans ses chansons. Matoub savait réconforter les autres en s’exprimant à leur place. A l’entendre chanter le handicapé ou l’orphelin, par exemple, on penserait qu’il était lui-même un handicapé ou un orphelin. Ses chansons émanent tellement de son cœur qu’elles ne trouvent pas d’obstacles pour pénétrer les cœurs des autres. C’est tout le secret de son fulgurant succès.
Lounes, l’incompris
Matoub n’était pas du genre à mâcher ses mots, il disait ce qu’il pensait tout en se fichant des qu’en-dira-t-on. Ses galas, ses prises de parole en public et ses chansons étaient considérées comme des manifestations de masse dangereuses. Il était banni des médias officiels. Pis, les « tyrannosaures » de tous poils qu’il troublait dans leur sommeil essayèrent, par Radio-trottoir interposée, de falsifier son image afin de contenir sa révolte. Une certaine presse aux ordres lui colla une réputation de raciste, de violent, d’ennemi public n°1, de voyou sans foi ni loi, de truand. Les caciques du régime inventèrent, pour le salir, des légendes scabreuses. Des légendes qui ne faisaient rire, à l’époque, que lui et ceux qui le connaissaient de près. « Il y a une incompréhension totale qui me gêne car le public a rarement les données globales en main. Je suis responsable de mes actes et la vérité se fait sur ce que je chante. Comment peut-on être raciste quand on a toute sa vie souffert du racisme ! J’ai trop souffert du racisme, de leur racisme, pour accepter à mon tour d’être raciste », rétorquait-il. Il dit encore dans l’un des passages de son album intitulé Regard sur l’histoire d’un pays damné : « Tant que dans mes orbites, mes yeux verront le jour, je serais à jamais du côté des victimes. Les dangers ni la mort ne m’en éloigneront. Je mènerai la lutte à l’est comme à l’ouest ; peu importe la langue de celui qui m’appelle, il suffit qu’il me dise : Je suis Algérien». « C’est à travers la prise de conscience de mon identité que j’ai découvert le génocide culturel et le viol linguistiques subis par les miens », tenait-il à préciser. Son combat pour la reconnaissance du fait amazigh du peuple algérien et nord-africain et pour les libertés démocratiques, qui sont intimement liés, l’explique par le fait que celui « qui ne sait rien de son passé ne sait rien de son avenir » et que « le but n’est pas, ne peut être, de revenir à un mythique âge d’or du passé ». « Mon pays, c’est l’Algérie. Mais je suis le citoyen d’une autre patrie : la Chanson. Quant à la langue amazigh, c’est ma langue maternelle, la langue du fœtus, la langue intérieure (…). J’ai la double nationalité car j’ai deux pays : mon pays et mon pays intérieur. C’est dans la différence que je trouve mon identité ».
Matoub, on s’en souviendra à jamais
L’auteur de Kenza reçut, rappelons-le, le 6 décembre 1994, de Madame Mitterrand, en qualité de présidente de la fondation France-libertés, le Prix de la Mémoire pour son engagement et sa lutte pour la préservation de la mémoire kabyle et algérienne dans sa diversité et sa richesse. Un prix remis avant lui au Dalaï Lama, Serge Klarsfeld, Anatoli Sobtchack et à d’autres personnalités et organisations qui oeuvrent pour la préservation du souvenir de l’aventure humaine. Le 22 mars 1995, au Canada, le S.C.I.J. lui remet le Prix de la liberté d’expression. Le 19 décembre de la même année, au siège de l’UNESCO (Paris), il reçoit de la fondation Abba, le Prix Tahar Djaout. Son dernier album lui valu, à titre posthume, le Disque d’Or.
L’œuvre de Matoub Lounes est universelle et elle demeurera éternelle. Il est la fierté de l’Algérie démocratique et plurielle.
Karim Kherbouche