L’enfant de six ans qui grattait ses premières notes sur une guitare de fortune, fabriquée à l’aide d’un bidon d’huile de voiture et de câbles de vélo en guise de cordes, a fait place à un chanteur de renom qui s’affiche avec un mandole à deux manches. Ainsi, Ahcène, le fils de Tixeraïne (village kabyle situé sur les hauteurs d’Alger) est devenu Takfarinas, du nom d’un rebelle berbère qui a tenu tête aux Romains au IIe siècle.
Takfarinas a toujours refusé la facilité, entendez la médiocrité, et n’a cru et ne croit qu’en une seule vertu, le travail. S’il a souffert durant les premières années qu’il a passées en France, son talent ne laissera pas indifférent les connaisseurs, en l’occurrence, un musicien : Arezki Baroudi. C’est ainsi qu’il assurera la première partie du spectacle d’Idir en 1979, à l’Olympia. Son succès sera suivi d’un album, yebb’a rremman, la même année.
En 1983, il crée avec, Boudjemâa Semâouni, le groupe Agraw, qu’il va quitter en dépit de grands succès. Désormais, sa carrière va se poursuivre en solo, et c’est en pleine raïmania qu’il s’impose sur la scène algérienne avec le double album way telha et arrac (1986). Avec l’audace qui le caractérise, il apporte un souffle nouveau à la chanson kabyle en en bouleversant les règles, il ose ainsi le mélange des rythmes et des mélodies, qu’il s’agisse de ceux du terroir ou de musique universelle, comme le rock, le pop et le disco. En 1989, il sort un double album : Irgazen et mi d ih. En 1990, une alerte à la bombe fait annuler son concert ; la mort dans l’âme, notre chanteur délaisse momentanément son travail pour mieux reprendre du poil de la bête. C’est ainsi qu’en 1994, yebb’a rremman est classé quatrième au Hit Parade des World Music Europ Charts.
Peu satisfait, Takfarinas s’enferme des mois durant pour donner le jour à son sixième album Salamat " paix et salut ". Doté de quinze titres - un seizième titre, ddunit, ne figure que dans la cassette audio -, l’album est dédié aux artistes algériens disparus ou assassinés. Les thèmes abordés sont l’amour, l’Algérie, le berbère, l’exil et, enfin, la confiance en soi et la foi en Dieu. Sortie d’abord en 1989, la chanson Salamat, qui a donné son titre à l’album, est une reprise plus travaillée. Salamat est une expression courante, énoncée lorsqu’une personne réchappe à un danger. Le chanteur annonce, dès cette première chanson, les thèmes dominants du CD : l’Algérie, l’amour et le " je " au masculin. Tebbegriri, deuxième chanson-phare de l’album, est une onomatopée dans laquelle on reconnaît les segments tebbeg (manière particulière de désigner les coups du tambour) et riri, qui parodie, sur un ton sarcastique, les you-you des femmes.
L’amour et la femme. Le talent et l’exigence de Takfarinas se révèlent également dans la présentation de l’album, qui touche à la perfection. Dans un livret de seize pages figurent les textes transcrits en tifinagh (alphabet berbère millénaire) par un jeune berbérisant, traduits et présentés par un ethnomusicologue. Mêlés au logo de Takfarinas : trois doigts pointés au ciel symbolisant respectivement la santé, la paix et la liberté, quelques signes de tifinagh enluminent les pages du livret. Si les titres évoquent différents thèmes, on constate toutefois que l’amour et la femme sont les deux forces omniprésentes dans tout le texte.
Doué l’artiste ? Aucun doute. Si ses paroles semblent, à première vue, simples, elles ne sont pas moins denses. Sa voix est chaude et puissante, ses mélodies aussi variées et belles les unes que les autres. Takfarinas ne se contente pas d’être un virtuose. " Impossible ? Connais pas ! " semble dire Tak. Si on le compare exagérément à Claude François ou à Elvis Presley, c’est parce qu’il y a des moments (il les choisit) où il se met à danser. Mais à peine a-t-on réalisé qu’il danse, qu’il s’est déjà arrêté, et le public reste sur sa faim, conformément à l’adage kabyle qui dit : " Peu a du charme. "
Takfarinas est le fondateur d’un genre baptisé yal music, yal étant une syllabe rythmique vocalisée, présente avec force dans le chant kabyle (ancien ou moderne). Sa connaissance parfaite de la base mélodique berbère qu’il travaille finement donne à entendre des mélodies aux couleurs régionales multiples : chaoui, sétifien, chaâbi… ce qui donne à sa musique un cachet supra-local, voire universel. C’est ainsi, par exemple, que le style haché qui rappelle le rap n’est autre qu’un procédé vocal berbère ancien, très connu dans les genres aselzeb, acekker n tcettaht et anexcel (1), et ce que d’aucuns perçoivent comme du funk, n’est autre en réalité que du gubbahi.
On observera que les instruments traditionnels : bendir, flûte, derbouka, qanoun, qerqabous, etc., sont présents autant que les instruments modernes. Et sa voix, chaude et grave, est si travaillée qu’elle peut régner en unique instrument. Takfarinas réussit là un sacré défi, celui d’établir, sans heurts, une heureuse synthèse entre les traditions locales et la modernité.
FARIDA AÏT FERROUKH
(1) F. Aït Ferroukh, 1994, " la Danse en Kabylie ", pp. 2213-2218, in Encyclopédie berbère, 14.
Lexique
Yebb’a rremman : les grenades sont mûres. Way telha : qu’elle est bonne. Arrac : les garçons. Irgazen : les hommes. Mi dih : dis-moi donc. Salamat : sain et sauf. Ddunit : la vie. Aselzeb : le jeu. Acekker n tcettaht : louange à la danse/
Salama, n°1, décembre 1996.